8.

Tout en bas

 

Quand la douleur physique
apaise les tourments de l’âme

 

Cette reconnaissance envers l’être qui vous prive d’abord d’un repas pour l’accorder ensuite avec une prétendue générosité est certainement l’une des expériences les plus marquantes des enlèvements et des prises d’otages. Il est tellement facile de lier à soi un être qu’on laisse mourir de faim.

 

 

L’échelle était étroite, raide et glissante. Je tenais en équilibre une lourde coupe de fruits en verre que j’avais lavée en haut et descendais maintenant au cachot. Je ne voyais pas mes pieds et tâtonnais lentement pour avancer. Cela devait arriver : je glissai et tombai. Ma tête percuta les marches et j’entendis la coupe se briser bruyamment. Puis je perdis connaissance un instant. Lorsque je revins à moi et relevai la tête, je me sentais mal. Du sang gouttait de mon crâne chauve sur les degrés. Wolfgang Priklopil était juste derrière moi comme toujours. Il dévala les marches, me souleva et me porta dans la salle de bains pour nettoyer la plaie. Il ne cessait de ronchonner : comment peut-on être maladroite comme ça ! Quels problèmes je lui posais encore ! J’étais même trop bête pour marcher. Puis il me mit un bandage à la va-vite pour stopper les saignements et m’enferma au cachot.

— Je suis obligé de repeindre l’escalier maintenant, ajouta-t-il avant de verrouiller la porte.

En effet, il revint le lendemain matin avec un seau de peinture et peignit les marches de béton grises sur lesquelles on distinguait d’affreuses taches sombres.

Mes tempes battaient. Si je levais la tête, une douleur vive et percutante me traversait le corps et je voyais tout noir. Je passais plusieurs jours au lit sans presque pouvoir bouger. Je crois maintenant avoir eu un traumatisme crânien. Mais, pendant de longues nuits, j’avais cru m’être brisé le crâne. Pourtant, je n’osais pas demander un médecin. Priklopil n’avait jamais voulu entendre parler de mes douleurs auparavant et me punit aussi cette fois-ci de m’être blessée. Les semaines suivantes, il frappait de préférence à cet endroit lorsqu’il me maltraitait.

Après cette chute, il me fut clair que le ravisseur me laisserait plutôt mourir que d’appeler à l’aide en cas d’urgence. J’avais eu simplement de la chance jusqu’à présent : privée de contact avec le monde extérieur, je ne pouvais pas attraper de maladie. Priklopil était tellement anxieux de ne pas véhiculer de germes qu’à son contact aussi j’étais en sécurité. Toutes ces années de détention, je n’ai jamais eu que de légers refroidissements avec un peu de fièvre. Mais, pendant les gros travaux dans la maison, un accident aurait pu se produire à tout instant, et parfois je considère comme un miracle le fait de n’avoir récolté de ces maltraitances que des hématomes, des contusions et des éraflures et qu’il ne m’ait jamais brisé un os. Mais j’avais désormais la conviction que toute maladie grave, tout accident réclamant une aide médicale aurait signifié une mort certaine.

À cela s’ajoute le fait que notre « vie commune » ne prenait pas la forme qu’il s’était imaginée. La chute dans les escaliers et le comportement qu’il eut par la suite étaient symptomatiques d’une lutte acharnée qui devait se prolonger pendant les deux années qui s’ensuivirent. Une phase pendant laquelle j’oscillais entre dépressions et pensées suicidaires, et la conviction que je voulais vivre et que tout se terminerait bien dans peu de temps, et une phase pendant laquelle il tenta de combiner ses agressions quotidiennes avec le rêve d’une cohabitation « normale ». Ce qui lui réussissait de moins en moins et le torturait.

Lorsque j’eus seize ans, la transformation de la maison, à laquelle il avait consacré toute son énergie et moi toute ma force de travail, toucha à sa fin. La tâche qui avait structuré son emploi du temps pendant des mois et des années menaçait de disparaître sans compensation. L’enfant qu’il avait enlevée était devenue une jeune femme, c’est-à-dire l’incarnation de ce qu’il haïssait le plus profondément. Je ne voulais pas me sentir rabaissée en étant pour lui la marionnette dont il avait peut-être rêvé. J’étais insolente, toujours plus dépressive et essayais de me soustraire à lui chaque fois que possible. Il lui fallait parfois m’obliger à sortir du cachot. Je sanglotais pendant des heures et n’avais plus la force de me lever. Il haïssait qu’on lui résiste et qu’on pleure, et ma passivité le rendait fou. Il n’avait rien à lui opposer. Il dut lui apparaître clairement qu’il avait non seulement enchaîné ma vie à la sienne, mais aussi la sienne à la mienne, et que toute tentative de briser ces chaînes serait fatale à l’un de nous deux.

Wolfgang Priklopil devenait de plus en plus nerveux au fil des semaines, sa paranoïa s’aggravait. Il m’observait d’un air méfiant, toujours prêt à ce que je l’attaque ou que je m’enfuie. Le soir, il sombrait dans de véritables crises d’angoisse, me prenait dans son lit, m’attachait à lui pour essayer de se calmer par la chaleur corporelle. Son instabilité grandissait, et je devais subir toutes ses sautes d’humeur. Cela ne l’empêchait pas de parler d’une « vie commune » bien plus souvent qu’auparavant, de m’informer de ses décisions ou de discuter avec moi de ses problèmes. Dans son désir de monde idéal, il ne semblait plus percevoir le fait que j’étais sa prisonnière et qu’il contrôlait le moindre de mes mouvements. Le jour où je lui appartiendrais complètement – lorsqu’il pourrait être sûr que je ne m’enfuirais pas –, nous pourrions vivre tous les deux une vie meilleure, m’expliquait-il, les yeux brillants.

De ce à quoi pourrait ressembler cette vie, il en avait une idée plutôt vague, mais sa position y était clairement définie : il se voyait dans toutes les variantes du seigneur à la maison. Pour moi, il avait réservé différents rôles : tantôt la femme au foyer et l’esclave de travail qui le déchargeait de tout, depuis les gros travaux jusqu’au ménage et la cuisine, tantôt la compagne sur laquelle il pouvait s’appuyer, tantôt le substitut de mère, la poubelle de ses états d’âme, le sac de boxe sur lequel il pouvait manifester toute sa colère et toute son impuissance. Ce qui ne changea jamais fut sa représentation selon laquelle j’étais complètement à disposition. Que j’aie une personnalité, des envies, voire de petites libertés ne faisait jamais partie de son scénario de « vie commune ». Ces rêves m’inspiraient des sentiments mitigés. Ils m’apparaissaient d’un côté profondément aberrants – quelqu’un de sensé ne peut s’imaginer une vie commune avec une personne qu’il a enlevée, maltraitée et enfermée pendant des années –, mais d’un autre côté, ce beau monde lointain qu’il me dépeignait commençait à s’ancrer dans mon subconscient. J’avais un désir très fort de normalité. Je voulais rencontrer des gens, quitter la maison, faire des courses, aller nager, voir le soleil quand je le voulais, parler avec quelqu’un, peu importe de quoi. Cette vie commune dans l’imagination du ravisseur, dans laquelle il m’accorderait quelques mouvements de liberté, dans laquelle je pourrais sortir de la maison sous sa surveillance, m’apparaissait certains jours comme le meilleur de ce que je pouvais m’octroyer dans cette vie. La liberté, la vraie, je ne pouvais plus vraiment me l’imaginer après toutes ces années. J’avais peur de quitter le cadre établi. Au sein de ce cadre, j’avais appris à jouer toute la gamme et toutes les tonalités. J’avais oublié le son de la liberté.

Je me sentais comme un soldat à qui l’on explique qu’après la guerre tout ira bien. Ce n’est pas grave si dans l’intervalle, il a dû payer d’une jambe, ça fait partie du lot. Devoir d’abord souffrir avant que ne s’ouvre à moi une « vie meilleure » était devenu une vérité incontestable. Mais on me répétait que j’étais mieux en captivité. Estime-toi heureuse que je t’aie trouvée, tu ne pourrais pas vivre dehors. Et puis, qui voudrait de toi. Tu peux m’être reconnaissante de t’avoir recueillie. Ma guerre commençait dans la tête. J’avais absorbé ces phrases comme une éponge.

Mais la plupart du temps, on était loin ne serait-ce que de cette forme de captivité relâchée que se dépeignait le ravisseur. Il m’en faisait porter la faute. Un soir à la table de la cuisine, il se plaignit :

— Si tu n’étais pas si têtue, nous pourrions vivre bien mieux. Si je pouvais être sûr que tu ne t’échappes pas, je n’aurais pas besoin de t’enfermer ni de t’attacher.

Plus je vieillissais, plus il me faisait porter la responsabilité de ma détention. C’était seulement ma faute, s’il lui fallait me frapper et m’enfermer. Si je coopérais, si j’étais plus humble et plus obéissante, je pourrais alors vivre en haut, dans la maison. Je lui opposais :

— C’est bien toi qui m’as enlevée ! Tu me retiens prisonnière !

Mais il semblait qu’il avait perdu depuis longtemps le souvenir de cette réalité. Et il m’entraîna avec lui dans cette voie.

Dans ses bons jours, cette image, son image qui devait devenir la mienne, devenait tangible. Dans les mauvais, il était plus imprévisible que jamais. Il m’utilisait comme paillasson pour ses humeurs misérables. Le pire était les nuits pendant lesquelles sa sinusite le torturait. S’il ne dormait pas, je ne devais pas dormir non plus. Sa voix retentissait pendant des heures au haut-parleur, il me racontait ce qu’il avait fait la journée, et attendait que je l’informe de chaque pas, chaque mot lu, chaque mouvement :

— Tu as fait du rangement ? Comment as-tu réparti ton repas ? Qu’est-ce que tu as écouté à la radio ?

Je devais répondre dans les moindres détails, au milieu de la nuit, et si je n’avais rien à dire, inventer quelque chose pour le calmer. D’autres nuits, il me torturait tout simplement : « Obéis ! Obéis ! Obéis ! » répétait-il sur le même ton dans l’interphone. La voix résonnait dans la petite pièce et envahissait les moindres recoins « Obéis ! Obéis ! Obéis ! ». Je ne pouvais l’occulter, même en enfouissant la tête sous l’oreiller. Elle était toujours là et me rendait folle. Elle me signalait jour et nuit que je ne pouvais m’abandonner. Dans les moments de lucidité, le besoin de survivre et de fuir était incroyablement fort. Au quotidien, je n’avais presque plus la force de mener ces réflexions jusqu’au bout.

 

 

La recette de sa mère était sur la table de la cuisine, je l’avais relue un nombre incalculable de fois afin de ne pas commettre d’erreur : séparer les blancs des jaunes, monter les blancs en neige, tamiser la farine. Il était toujours derrière moi à m’observer nerveusement.

« Ma mère ne bat pas du tout les œufs de la même manière. »

« Ma mère fait cela bien mieux. »

« Tu es vraiment trop maladroite, fais donc attention. »

Un peu de farine était tombé sur le plan de travail. Il hurla et me reprocha que tout allait trop lentement. Sa mère, elle, aurait… Je cherchais des forces, mais quoi que je fasse, cela ne lui suffisait pas.

— Si ta mère est si forte, pourquoi tu ne lui demandes pas à elle de te faire un gâteau ?

Cela m’était sorti de la bouche. Et c’était de trop.

Il frappa autour de lui comme un enfant têtu, envoya par terre le saladier avec la pâte et me jeta contre la table. Puis il me traîna dans la cave et m’enferma. C’était en plein jour, mais il ne m’autorisa pas à allumer la lumière. Il savait comment me torturer.

Je m’allongeai sur mon lit et me berçai doucement d’avant en arrière. Je ne pouvais ni pleurer ni m’évader dans mes rêves. Chaque mouvement faisait hurler en moi la douleur des hématomes et des contusions. Mais je restais muette, simplement couchée là, dans le noir complet, comme si j’étais sortie du temps et de l’espace.

Il ne revint pas. Je dus m’endormir par moments, je ne m’en souviens pas. Tout se chevauchait, les rêves devenaient délires, je me voyais courir le long de la mer avec des gens de mon âge. La lumière était éclatante, l’eau d’un bleu profond. Je volais avec un cerf-volant au-dessus du large, le vent jouait dans mes cheveux, le soleil me brûlait les bras. C’était un sentiment d’ouverture absolue, excité par le sentiment de vivre. Je m’imaginais sur une scène, mes parents étaient dans le public et je chantais à pleine voix. Ma mère applaudissait, sautait de son siège et me prenait dans ses bras. Je portais une magnifique robe moirée, légère et douce. Je me sentais belle, forte, saine.

Lorsque je m’éveillai, il faisait encore noir. Le réveil tiquait, monotone, seul signe que le temps ne s’était pas arrêté. Il fit noir toute la journée.

Priklopil ne vint pas le soir ni le matin suivant. J’avais faim, mon estomac grondait, je commençais à avoir des crampes. J’avais un peu d’eau au cachot, c’était tout. Mais boire n’aidait plus, je ne pouvais penser à rien d’autre qu’à manger. J’aurais tout fait pour un morceau de pain. Au cours de la journée, je perdis encore plus le contrôle de mon corps et de mes pensées. Les douleurs au ventre, l’état de faiblesse, la conviction d’avoir trop tiré sur la corde et qu’il me laisserait maintenant moisir misérablement. Je me croyais à bord du Titanic en train de sombrer. La lumière s’était déjà éteinte, le bateau gîtait lentement mais inexorablement. Il n’y avait plus d’échappatoire, je sentais monter l’eau froide et noire. Je la sentais sur les jambes, le dos, elle atteignait les bras, m’enveloppait le torse. Plus haut, toujours plus haut… Là ! Un rayon de lumière fugitif m’éblouit, j’entendis quelque chose tomber par terre dans un bruit mat. Puis une voix : « Tiens, voilà quelque chose. » Puis une porte se referma. Il fit de nouveau tout noir.

Hébétée, je levai la tête. J’étais trempée de sueur et ne savais pas où j’étais. L’eau qui voulait m’emporter dans les profondeurs n’était plus là, mais tout tanguait. Je tanguais. Et au-dessous de moi, le vide, un vide noir que ma main tentait de saisir en vain. Je ne sais combien de temps je restai enfermée dans cette image, jusqu’à ce que je me rende compte que j’étais sur ma mezzanine. Une éternité sembla s’écouler avant que je ne trouve la force de chercher l’échelle et de descendre à reculons, un degré après l’autre. Arrivée au sol, j’avançai à quatre pattes. Ma main tomba sur un petit sac en plastique. Je le déchirai avec avidité et les doigts tremblants, si maladroitement que le contenu s’échappa et roula par terre. Je tâtonnai paniquée autour de moi, jusqu’à ce que je sente quelque chose d’allongé et frais sous mes doigts. Une carotte ? Je l’essuyai un peu de la main et mordis dedans. Il m’avait jeté un sac de carottes. Je glissai à genoux sur le sol gelé jusqu’à avoir cherché dans tous les recoins. Je les remontai une par une sur mon lit, avec à chaque fois l’impression de grimper au sommet d’une montagne. Mais cela me donna un coup de fouet. Finalement, je les avalai l’une après l’autre. Mon estomac grondait bruyamment et se crispait. Les carottes s’entrechoquaient comme des pierres dans mon ventre, la douleur était insupportable.

Le ravisseur revint me chercher deux jours après seulement. Sur les marches du garage déjà, je dus fermer les yeux tant la clarté, même crépusculaire, m’éblouissait. Je respirai profondément, consciente d’avoir survécu encore une fois.

 

 

— Tu seras bien sage, maintenant ? Il faut que tu t’améliores, sinon, je devrai t’enfermer à nouveau.

J’étais bien trop faible pour le contredire. Le jour suivant, je vis que la peau sur les faces intérieures de mes cuisses et sur le ventre avait pris une teinte jaune. Le carotène s’était emmagasiné dans les dernières fines couches de graisse sous ma peau blanche presque transparente. J’avais seize ans, je ne pesais que trente-huit kilos, et mesurais un mètre cinquante-sept.

La pesée quotidienne était devenue une habitude et j’observais l’aiguille baisser de jour en jour. Le ravisseur avait perdu toute mesure et me reprochait encore d’être beaucoup trop grosse, et je le croyais. Aujourd’hui je sais que mon indice de masse corporelle était à l’époque de 14,8. L’Office mondial de la santé a arrêté à 15 l’indice en deçà duquel on risque de mourir de faim. J’étais en dessous.

La faim est une expérience extrême absolue. Au début, on se sent encore bien : lorsqu’on lui coupe les vivres, le corps se donne de lui-même un coup de pouce. L’adrénaline passe dans le système, on se sent soudain mieux, plein d’énergie. C’est sans doute un mécanisme par lequel le corps veut signaler ceci : j’ai encore des réserves, utilise-les pour te mettre en quête de nourriture. Enfermé sous la terre, on ne trouve pas de nourriture, les montées d’adrénaline se déversent dans le vide. Après, l’estomac se met à gargouiller et on fantasme sur la nourriture. Les pensées ne tournent plus qu’autour de la prochaine bouchée. Puis on perd le contact avec la réalité, on sombre dans le délire. On ne rêve plus, on change simplement de monde. On voit des buffets, de grandes assiettes de spaghetti, des tartes et des gâteaux à portée de main. Un mirage. Les crampes qui parcourent le corps entier donnent l’impression que l’estomac se digère lui-même. Les douleurs que peut provoquer la faim sont insupportables. On ne le sait pas lorsque par faim on n’entend qu’un léger grondement d’estomac. J’aimerais n’avoir jamais connu ces crampes. À la fin, on faiblit. On peut encore à peine lever les bras, la circulation sanguine flanche et quand on veut se lever, on voit tout noir et on tombe.

Mon corps portait les marques caractéristiques du manque de nourriture et de lumière. Je n’avais plus que la peau sur les os, sur mes mollets blancs se dessinaient des traces bleu-noir. Je ne sais pas si elles étaient dues à la faim ou au manque prolongé de lumière – mais elles avaient l’air inquiétant, comme des signes cadavériques.

Lorsqu’il m’avait laissée jeûner longtemps, le ravisseur me remplumait lentement jusqu’à ce que j’aie assez de force pour travailler. Cela durait quelque temps parce qu’après une longue période de jeûne je ne pouvais plus ingérer que quelques cuillerées et l’odeur même de nourriture me donnait mal au cœur, bien que je n’aie fantasmé sur rien d’autre pendant des jours. Lorsque je lui paraissais à nouveau « trop forte », il recommençait à me priver. Priklopil me faisait jeûner dans un but précis. « Tu es bien trop insolente, tu as bien trop d’énergie », disait-il parfois avant de me retirer la dernière bouchée de mes ridicules repas. Dans le même temps s’aggravaient ses propres dérèglements qu’il reportait sur moi.

— Nous allons boire tous les jours un verre de vin pour prévenir les infarctus, m’annonça-t-il un jour.

Ce que, dès lors, nous fîmes. Ce n’était que quelques gorgées, mais le goût me répugnait, j’ingurgitais le vin comme un âpre médicament. Lui non plus n’aimait pas ça mais il se forçait à en boire un petit verre pendant le repas. Il ne s’agissait jamais pour lui d’un plaisir, mais d’instaurer une nouvelle règle à laquelle il devait – et donc moi aussi – strictement se conformer.

Ensuite, ce fut le tour des hydrates de carbone. « Nous allons observer un régime cétogène. » Le sucre, le pain et même les fruits étaient désormais interdits, je n’eus plus que des aliments gras et riches en protéines. Mon corps décharné supportait toujours plus mal ces traitements, même en petites proportions. Surtout lorsque j’avais été enfermée plusieurs jours et que je recevais en haut de la viande grasse et un œuf. Lorsque je mangeais avec le ravisseur, j’avalais ma portion le plus vite possible, car il n’aimait pas que je le regarde manger. Si j’avais fini avant lui, je pouvais peut-être espérer qu’il m’en donne encore un morceau.

Le pire était pour moi de devoir cuisiner en étant complètement affamée. Un jour, il me mit une recette de sa mère et une barquette de cabillaud sur le plan de travail. J’épluchai les pommes de terre, enfarinai le cabillaud, séparai le blanc des jaunes d’œufs et passai les morceaux de poisson dans le jaune. Puis je fis chauffer un peu d’huile dans une poêle, repassai le poisson dans la chapelure et le fis frire. Comme toujours, Priklopil, assis dans la cuisine, commentait mes faits et gestes : « Ma mère va dix fois plus vite. » « Tu vois bien que l’huile chauffe trop, espèce d’idiote. » « N’enlève pas autant de pomme de terre avec la peau, c’est du gaspillage. »

L’odeur du poisson frit se répandait dans la cuisine et me rendait à moitié folle. Je pris les morceaux de la poêle et les égouttai. L’eau me montait à la bouche : il y avait assez de poisson pour un véritable festin. Peut-être pourrais-je en manger deux morceaux ? Et un peu de pommes de terre avec ?

Je ne sais plus ce que je fis de mal. Je sais juste que Priklopil se leva soudain, me prit des mains les assiettes que je m’apprêtais à mettre sur la table et me cria :

— Tu n’auras rien du tout aujourd’hui !

À ce moment-là, je perdis le contrôle. J’avais tellement faim que j’aurais pu tuer quelqu’un pour un morceau de poisson. Je saisis l’assiette, en pris un morceau et essayai de me l’enfourner rapidement dans la bouche, mais il fut plus rapide et m’arracha le poisson de la main. Je tentai de piquer un deuxième bout, mais il me saisit le poignet et serra jusqu’à ce que je le lâche. Je me jetai par terre pour ramasser les restes tombés pendant la bagarre. Je parvins à mettre un tout petit bout dans la bouche, mais sa main s’enfonça aussitôt au fond de ma gorge, il me souleva, me traîna jusqu’au lavabo et appuya sur ma tête. De l’autre main, il me desserrait les dents et m’étouffait jusqu’à faire remonter le morceau défendu.

— Ça te servira de leçon.

Puis il prit lentement l’assiette et l’emporta dans le vestibule. Je restais tremblante dans la cuisine, humiliée.

Avec des méthodes de ce genre, le ravisseur me maintenait en état de faiblesse – et prisonnière d’un mélange de dépendance et de reconnaissance. On ne mord pas la main qui vous nourrit. Pour moi, il n’y avait qu’une main capable de me protéger de la mort par dénutrition, c’était aussi celle qui m’y conduisait systématiquement. Ainsi ces petites rations de nourriture m’apparaissaient-elles parfois comme de généreux cadeaux. Je me souviens si vivement de la salade de saucisses que sa mère faisait parfois le week-end qu’elle me paraît aujourd’hui encore comme un plat particulièrement raffiné. Lorsqu’au bout de deux ou trois jours au cachot j’avais de nouveau le droit de monter, il m’en donnait parfois de petits ramequins. La plupart du temps, il ne surnageait plus que les oignons et quelques morceaux de tomates dans la marinade – il avait déjà pioché la saucisse et les œufs durs. Mes ces restes me semblaient des repas de fête. Et lorsqu’il m’accordait une bouchée supplémentaire de son assiette, voire un morceau de gâteau, j’étais aux anges. C’est tellement facile de s’attacher un être qu’on laisse mourir de faim.

 

 

Le 1er mars 2004, s’ouvrit en Belgique le procès contre le tueur en série Marc Dutroux. Son cas m’était encore très présent à l’esprit. J’avais huit ans lorsqu’en août 1996 la police avait fait irruption dans sa maison pour libérer deux petites filles – Sabine Dardenne, qui avait douze ans, et Laetitia Delhez, qui en avait quatorze. Quatre autres filles avaient été retrouvées mortes.

Pendant des mois, je suivis à la radio et à la télévision le procès. J’appris le martyre de Sabine Dardenne et compatis lorsque, dans la salle d’audience, elle fit face au bourreau. Elle aussi avait été enlevée dans une fourgonnette. Le cachot dans lequel elle avait été séquestrée était encore un peu plus petit que le mien et l’histoire de sa captivité était différente. Mais elle avait vécu le calvaire dont me menaçait le ravisseur, et même s’il y avait des différences de taille, le crime découvert deux ans avant mon enlèvement aurait très bien pu servir de calque pour le plan malade de Wolfgang Priklopil. Mais rien ne le prouve.

Le procès me bouleversait, même si je ne me retrouvais pas en Sabine Dardenne. Libérée au bout de quatre-vingts jours de captivité, elle était encore en colère et savait qu’elle était dans son droit. Elle traitait son bourreau de « monstre » et de « salop » et exigeait des excuses, qu’elle ne reçut pas à l’époque en audience. La captivité de Sabine Dardenne avait été assez brève pour qu’elle ne se perde pas. Moi, à ce moment-là, j’étais déjà prisonnière depuis 2 200 jours et autant de nuits, ma perception était déjà faussée depuis longtemps. Intellectuellement, je savais parfaitement que j’étais victime d’un crime. Mais émotionnellement, par le contact prolongé avec le ravisseur dont j’avais besoin pour survivre, j’avais intériorisé ses fantasmes psychopathes. Ils étaient ma réalité.

J’appris deux choses de ce procès : premièrement, qu’on ne croit pas toujours les victimes de violences. La société belge semblait convaincue qu’un immense réseau se cachait derrière Marc Dutroux – un réseau qui s’étendait jusque dans les plus hautes sphères. J’entendais à la radio de quelles diffamations Sabine Dardenne était l’objet parce qu’elle n’alimentait pas ces théories et ne cessait d’affirmer qu’elle n’avait vu personne d’autre que Marc Dutroux. Deuxièmement, qu’on n’accorde pas indéfiniment de la pitié et de l’empathie aux victimes, et que ces sentiments peuvent même vite se muer en agression et en rejet.

À peu près à la même époque, j’entendis pour la première fois mon nom à la radio. J’avais mis une émission consacrée aux livres d’actualité de la chaîne culturelle Ö1, lorsque je sursautai : « Natascha Kampusch ». Je n’avais entendu personne prononcer mon nom depuis six ans. Le seul être qui aurait pu le faire me l’avait interdit. Le journaliste à la radio l’évoqua à propos d’un livre de Kurt Tozzer et Günther Kallinger. Le titre était Spurlos – Die spektakulärsten Vermissten-Fälle der Interpol (« Sans laisser de traces – Les cas de disparitions les plus spectaculaires d’Interpol »). Les auteurs parlaient de leurs recherches – et de moi. Un cas mystérieux, dans lequel il n’y avait aucune piste sérieuse et pas de cadavre. J’étais assise devant la radio et n’avais qu’une envie, crier : « Je suis là ! Je suis vivante ! » mais personne ne pouvait m’entendre.

 

 

Après cette émission, ma propre situation me parut plus désespérée que jamais. Assise sur mon lit, tout semblait soudain clair à mes yeux : je savais déjà que je ne pouvais pas passer toute ma vie ainsi et je venais de comprendre que je ne serais plus libérée ; quant à fuir, cela me paraissait impossible. Il ne restait qu’une issue.

Je n’en étais pas à ma première tentative de suicide, ce jour-là. Simplement disparaître, dans un lointain néant où il n’y a plus de douleurs ni de sentiments, je voyais cela comme un acte d’autodétermination. Je n’avais presque plus le pouvoir de disposer de ma vie, de mon corps, de mes gestes. Pouvoir m’ôter cette vie-là me paraissait être mon dernier atout.

À quatorze ans, j’avais plusieurs fois essayé en vain de m’étrangler avec mes vêtements. À quinze ans, je voulais m’ouvrir les veines. Je m’étais enfoncé dans le bras une grande aiguille à coudre jusqu’à n’en plus pouvoir. La brûlure était presque insupportable, mais elle apaisait en même temps la souffrance intérieure que je ressentais. On est parfois soulagé lorsque la douleur physique dépasse par instants les tortures de l’âme.

Cette fois-ci, je voulais choisir une autre méthode. C’était l’un de ces soirs où le ravisseur m’avait enfermée tôt au cachot et je savais qu’il ne reviendrait plus jusqu’au lendemain. Je rangeai ma chambre, pliai proprement mes quelques tee-shirts et jetai un dernier regard sur la robe de flanelle dans laquelle j’avais été enlevée et qui pendait maintenant à un crochet sous le lit. En pensée, je faisais mes adieux à ma mère.

— Pardonne-moi. Je pars encore une fois sans un mot, murmurai-je, que veux-tu qu’il m’arrive ?

Puis j’allai lentement à la plaque de cuisson et l’allumai. Lorsqu’elle commença à rougir, j’y déposai des rouleaux de papier toilette vides et du papier. Il fallut un moment avant qu’il n’y ait de la fumée – mais cela fonctionna. Je montai jusqu’à mon lit et m’y allongeai. Le cachot se remplirait de fumée et je m’en irais tout doucement en somnolant, déterminée, je quitterais une vie qui n’était plus la mienne depuis longtemps.

Je ne sais combien de temps je restai allongée en attendant la mort. Il me sembla que c’était l’éternité à laquelle je me préparais justement, mais cela dut aller relativement vite. Lorsque la fumée suffocante atteignit mes poumons, je respirais d’abord profondément, mais ma volonté de vivre que je croyais perdue reprit le dessus de toute sa force. Chaque fibre de mon corps cherchait la fuite. Je commençai à tousser, me mis un coussin devant la bouche et descendis précipitamment l’échelle. J’ouvris le robinet d’eau, passai des chiffons sous le jet et les jetai par-dessus les rouleaux qui se consumaient sur la plaque. L’eau grésilla, la fumée mordante s’épaissit. Prise de toux et les yeux pleins de larmes, je parcourais la pièce avec ma serviette pour dissiper la fumée. Je réfléchissais fébrilement à la manière dont je pourrais dissimuler au ravisseur ma tentative de m’étouffer par le feu. Suicide, l’ultime désobéissance, le pire délit pensable.

Mais le lendemain, on se serait encore cru dans un fumoir. Lorsque Priklopil entra dans le cachot, il inspira, énervé. Il me tira du lit, me secoua et me cria dessus. Comment avais-je pu oser me soustraire à lui. Comment avais-je pu oser abuser ainsi de sa confiance. Sur son visage se reflétait un mélange de fureur sans borne et de peur. La peur que je puisse tout faire échouer.